
L’histoire des jubilées
Voix Romaine n° 48, Décembre 2024
« Un anachronique résidu de l’ère médiévale » ?
Sur quelques années saintes des deux derniers siècles
Par Yves Bruley
Chacun connaît l’origine des « années saintes », dont le pape Boniface VIII prit le premier
l’initiative, en l’an 1300. D’origine biblique, la pratique du jubilé chrétien renouait aussi avec
la notion romaine de saeculum, période de cent ans au terme de laquelle les Anciens redonnaient
un élan de vitalité à la Ville éternelle en renouvelant solennellement l’alliance scellée avec les
dieux. Dans le cas des années saintes, il s’agissait de rassembler les fidèles dans les sanctuaires
de la Ville et autour du successeur de Pierre, manifestant ainsi le caractère unique, unitaire et
universel de Rome.
Au cours des siècles, la question s’est plusieurs fois posée de savoir s’il fallait abandonner ou
conserver cette pratique. Ce fut le cas en 1975, il y a cinquante ans, mais aussi il y a deux
siècles, en 1825. Voici quelques brèves données historiques sur l’évolution des années saintes
depuis deux siècles :
Comme on s’en doute, le jubilé de 1800 n’avait pas eu lieu : Rome était en guerre et n’avait
plus de pape ; entre la mort de Pie VI en prison à Valence (août 1799) et l’élection de Pie VII à
Venise (mars 1800), d’aucuns se demandaient s’il y aurait encore une papauté. Le contexte était
tout différent vingt-cinq ans plus tard. Les États pontificaux avaient été restaurés à la chute de
Napoléon, la papauté retrouvait une influence certaine. À l’approche de 1825, le pape Léon XII
décida de renouer avec la tradition des années saintes. Le succès fut au rendez-vous, même si
l’immense majorité des pèlerins venaient d’Italie. Le pape en profita pour annoncer la
reconstruction de Saint-Paul hors-les-murs, détruite par un incendie accidentel en juillet 1823.
En 1850, au lendemain des troubles révolutionnaires de 1848 et de 1849, le contexte ne permit
pas à Pie IX de proclamer le jubilé. Mais un mouvement historique était en train de s’accomplir
et le pape en avait bien conscience. Après avoir beaucoup perdu de son prestige aux temps des
Lumières, de la Révolution et de l’Empire, le pèlerinage romain revenait alors plus fort que
jamais dans les pratiques catholiques, à la faveur de la montée de l’ultramontanisme, et grâce à
la révolution des transports – sécurité accrue de la navigation en Méditerranée ; essor rapide
des chemins de fer en France et en Italie. Les pèlerinages de masse ne viendront qu’à la fin du
siècle, mais dans les années 1850-1870, le pape innova en organisant de grands événements
romains. Le premier fut celui de décembre 1854 : le 8, Pie IX proclama à Saint-Pierre de Rome
le dogme de l’immaculée conception ; le 10, il consacra la nouvelle basilique Saint-Paul hors-
les-murs (la liste des évêques présents est inscrite dans le chœur). Et entre les deux, le 9
décembre, le pape réunit au Vatican tous les évêques présents. Pour ce triple événement
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spectaculaire, près de deux cents évêques firent le voyage : un tel nombre ne s’était pas vu à
Rome depuis le concile de Latran IV, en 1215. Une foule compacte assista aux cérémonies et
pour la première fois de son histoire, la basilique Saint-Pierre fut trop petite. La portée de
l’événement fut bien saisie par l’ambassadeur français à Rome : « […] il est à prévoir que le
lien de fraternité religieuse qui unit entre eux les évêques se resserrera de plus en plus et donnera
de nouvelles forces au grand principe de l’unité romaine. »
Pie IX récidiva en juin 1867, pour le 18e centenaire du martyre de saint Pierre, et accueillit 600
évêques, 20 000 prêtres, 150 000 pèlerins. Devant cette affluence jamais vue à Rome, un
diplomate écrivit plaisamment : « Les fêtes du centenaire […] donnèrent au monde l’imposant
spectacle de la puissance la plus contestée et la plus combattue, célébrant le dix-huit-centième
anniversaire de sa fondation.» Toutefois, il n’y eut point d’année sainte en 1875 : les États
pontificaux avaient été annexés par le royaume d’Italie et la « Question romaine » était plus
brûlante que jamais.
Mais Léon XIII ne voulut pas y renoncer en 1900. L’année sainte, la première depuis 1825, se
déroula dans un contexte italien encore très tendu. Ce n’était guère mieux du côté français : on
était à la veille de la crise des congrégations puis de la Séparation. La correspondance de
l’ambassadeur près le Saint-Siège, Nisard, se montrait pourtant très favorable : « C’est par
groupes considérables atteignant souvent le chiffre de dix à douze mille fidèles qu’on a vu [les
pèlerins] se presser dans la Ville éternelle et lui rendre véritablement l’aspect et le caractère de
la capitale du monde. […] L’on a vu le Souverain Pontife y bénir des foules s’élevant parfois
jusqu’à plus de trente mille personnes. C’est là que tout observateur impartial a pu se rendre
compte de l’enthousiasme de ces masses où dominaient les classes populaires et de la
signification que comportent des manifestations semblables. »
À la veille de la rupture entre Paris et le Vatican (de 1904 à 1921), s’imposait donc une lecture
positive du pèlerinage romain, qui devait persister tout au long du XXe siècle, en particulier lors
de l’année sainte de 1925. Même dans les temps d’anticléricalisme, la France restait un grand
pays catholique, ce qui était important pour son influence à Rome et dans le monde. En 1950,
la situation était bien différente de celle de 1900 ou de 1925. L’Italie avait résolu la Question
romaine depuis 1929, elle était débarrassée du fascisme et, comme en France, les démocrates-
chrétiens y tenaient désormais une place essentielle. Lorsque Robert Schuman, venu pour l’une
des cérémonies du jubilé, entra dans la nef de la basilique Saint-Pierre, des applaudissements
nourris éclatèrent de tous côtés…
Les pèlerins, qui étaient 700.000 en 1900, furent trois millions en 1950, dont 250 000 Français
(la France fut le premier pays pour le nombre de pèlerins après l’Italie). Observateur laïque de
cet événement religieux, l’ambassadeur de France Wladimir d’Ormesson souligna l’immense
succès populaire. Faisant le bilan de l’année sainte 1950, « une année […] particulièrement
importante dans l’histoire religieuse contemporaine5 », et de toutes des « manifestations qui
consacrent l’unité de l’Église romaine », il écrivit : « Dans cette série d’actes solennels, l’on
discerne, toutefois, un double souci : celui d’affirmer aux yeux du monde, aussi bien chrétien
que non chrétien, la puissance que l’Église romaine tire de sa cohésion. Celui, d’autre part, de
« reprendre en main », si l’on ose dire, la direction des consciences catholiques au moment où
des vents révolutionnaires soufflent de tous côtés et où de singulières confusions tendent à se
développer, même au sein des fidèles. »
Mais après Vatican II, alors que la papauté était contestée au sein même du catholicisme, le
jubilé ne serait-il pas devenu un « anachronique résidu de l’ère médiévale » (la formule est de
Paul VI lui-même… pour la nier) ? Le pape rejeta cette idée et annonça une année sainte, avec
un thème, « Réconciliation et renouveau », qui faisait écho aux crises survenues au sein de
l’Église après le concile Vatican II et depuis 1968. Une intuition prophétique, car le jubilé de
1975 connut un succès que personne n’attendait vraiment.
Les débuts de l’année furent incertains. Mais tout changea à partir de la semaine sainte. Pour le
seul jour de Pâques, on compta 300 000 pèlerins. Dès lors, les basiliques ne désemplirent plus.
Chaque dimanche, près de 100 000 fidèles se massèrent devant Saint-Pierre, et jusqu’à 150 000
dans les audiences pontificales.
À l’ambassade de France, on nota que les Français étaient les plus nombreux après les Italiens
et surtout « plus nombreux sans doute qu’on ne s’y attendait dans les cadres de l’Église de
France, comme le prouvent les innombrables petits pèlerinages de paroisses, de collèges
religieux qui ont, comme spontanément, pris la route indépendamment des grands pèlerinages
qu’organisent diocèses ou congrégations religieuses […]. Il est important que notre pays soit
ainsi fortement présent dans ce mouvement de pèlerins, étant donné la signification particulière
que l’on y attache ici. Par opposition aux signes souvent mis en valeur de décadence ou de
décomposition de l’Église catholique, c’est un encouragement qui est apporté, à Rome, par les
pèlerins. Du moins, à dix ans de la fin du concile Vatican II, le phénomène est-il ainsi perçu au
Palais apostolique. »
Au total, huit millions de pèlerins se rendirent à Rome en 1975. Tout le monde fut impressionné
par la présence continuelle du pape et par son rayonnement personnel. L’ambassade nota que
l’année sainte avait apporté « une confirmation sans équivoque des orientations majeures du
concile Vatican II » : collégialité épiscopale, dialogue œcuménique, simplicité et renouveau
liturgiques, tout cela autour du pape et non contre lui. Certes, les conditions matérielles
suscitèrent quelques inquiétudes, mais, nota l’ambassade : « Quant à l’hébergement [des
pèlerins], il a été assuré, dans une proportion importante, dans les couvents et les institutions
religieuses de Rome qui ont ainsi remédié aux insuffisances de l’organisation hôtelière. »
Tel fut le contexte de la fondation de la maison d’accueil de la Trinité-des-Monts, souhaitée par
les évêques de France pour faciliter la venue de jeunes pèlerins à Rome. Si l’accueil est
nécessaire, l’accompagnement ne l’est pas moins, tant sur le plan spirituel que culturel. C’est
pourquoi l’année sainte de 1975 est aussi l’origine de notre association, Rencontres Romaines,
qui a commencé son service dans la maison d’accueil de la Trinité-des-Monts, ne l’a jamais
cessé depuis et lui reste fidèle depuis cinquante ans.
Un demi-siècle, à l’échelle de l’histoire de Rome, c’est court. Mais pour une association de
bénévoles, un demi-siècle d’histoire, c’est assez respectable. D’autant plus que le service de
Rencontres Romaines ne se limite pas aux années jubilaires : il est permanent, car les Français
ne cessent de se rendre à Rome, et ne cesseront de s’y rendre. Plus que jamais, ils souhaitent et
souhaiteront découvrir, comprendre, aimer la Ville. « Cette Rome que nous voyons mérite
qu’on l’aime, écrivait déjà Montaigne, confédérée depuis si longtemps et par tant de titres à
notre couronne [de France], seule ville commune et universelle ; c’est la ville métropolitaine de
toutes les nations chrétiennes ; chacun y est chez soi. »
1 Étant historien de la diplomatie française, l’auteur de cet article a consulté quelques documents diplomatiques relatifs aux années saintes et conservés aux Archives du Ministère des Affaires étrangères (Correspondance politique de l’ambassade de France près le Saint-Siège ; archives du Conseiller pour les affaires religieuses du Quai d’Orsay ; archives rapatriées, à Nantes). Pour une étude plus complète, voir : Yves Bruley, « L’ambassade de France près le Saint-Siège et l’essor du pèlerinage romain XIXe – XXe siècles », dans Jérôme Grévy et alii (dir.),Les Politiques du pèlerinage. Actes du colloque de Poitiers en 2013, Rennes, PUR, 2014, p. 75-87.
2 Archives du Ministère des Affaires étrangères (AMAE), Correspondance politique (CP) Rome, vol. 1003.
3 D’Ideville H., Pie IX. Sa vie, sa mort. Souvenirs personnels, Paris-Bruxelles, Palmé-Albanel, 1878, p. 71.
4 Dépêche de Nisard à Delcassé, ministre des Affaires étrangères, Rome, le 28 juin 1900. AMAE, Correspondance politique et commerciale (CPC), Rome Saint-Siège, vol. 2.
5 Dépêche de W. d’Ormesson au Ministre des Affaires étrangères, Rome, le 3 novembre 1950. AMAE (centre de Nantes), Ambassade de France près le Saint-Siège (archives rapatriées), vol. 1235.
6 Dépêche de W. d’Ormesson, Rome, le 30 novembre 1949. Ibid.
7 Rapport de l’ambassadeur, Rome, le 20 mai 1975. AMAE, Conseiller des Affaires religieuses, vol. 12.
8 Rapport « L’année sainte, son bilan ». Rome, le 16 avril 1976. AMAE, Conseiller des Affaires religieuses, vol.13.
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